PRÉFACE
C’est pour moi à la fois un grand honneur et une grande joie que d’être sollicité pour préfacer l’ouvrage de Melle Chih-Ying Chiang Pour une analyse aspectuelle et stéréotypique des prépositions de lieu du français dans les structures en Ø Nlieu, à Ø Nlieu et au Nlieu, que le lecteur découvrira après cette modeste introduction. Un honneur, parce qu’une telle invitation signifie qu’on me considère comme suffisamment éclairé dans cette science difficile qu’est la linguistique pour que mon opinion sur un travail dans ce domaine ait une quelconque valeur. Mais aussi une joie, celle de constater après lecture de cet ouvrage que les enseignements et les conseils que j’ai pu prodiguer à Melle Chih-Ying Chiang dans un parcours universitaire que j’ai suivi avec intérêt, ont abouti à la présente étude, dont les mérites ne sont pas moindres. Ne voulant pas lasser le lecteur par des développements théoriques fastidieux ou des examens pointilleux d’exemples, je me contenterai d’en citer trois.
Il convient tout d’abord de féliciter l’auteur pour la présentationmatérielle de cet ouvrage. Rédigé dans un français impeccable, il est organisé selon une progression quasi-logique qui mène le lecteur, après mise en évidence de phénomènes sur une large série d’exemples et un historique des différentes explications proposées pour ces mêmes phénomènes, au système théorique imaginé et sa mise en place. Une conclusion replace les phénomènes analysés dans une vision d’ensemble. Enfin, d’abondants extraits de corpus permettent éventuellement au lecteur de tester les ypothèses proposées. Ce corpus est suivi d’une solide bibliographie destinée à ceux des lecteurs désireux d’approfondir leurs connaissances sur tel ou tel point précis. Une table des matières détaillée, située au tout début, permet de se repérer et de se déplacer dans l’ouvrage.
Un second mérite de ce travail est la méthodologie de travail adoptée par l’auteur. Bien qu’éclairant ses raisonnements par de fréquents recours à des corpus, Melle Chih-Ying Chiang ne tombe pas dans le piège toujours béant du corpus expression de la vérité versus la théorie comme explication de cette vérité. Outre le fait bien connu qu’un corpus n’est jamais vraiment innocent mais est de fait un construit, et s’il est vrai que le corpus suscite des interrogations théoriques voire des embryons d’explications, la théorie éclaire en retour le corpus. Certaines régularités constatées et qui sont reflétées au niveau de la représentation théoriques deviennent par là-même des lois expérimentales. C’est ce type de démarche à la Duhem que l’on trouve dans le présent ouvrage. Constatant l’existence régulière de paires de type à quai / au quai, par balles / par les balles, mais aussi en terre / à terre, en cave / dans la cave (constatations empiriques), l’auteur propose une série d’hypothèses (modèle théorique) qui élèvent ces données empiriques au rang de lois expérimentales. À chaque pas, bien entendu, les prévisions fournies par le modèle théorique font l’objet d’une confrontation avec les données empiriques d’une part, et avec d’autres types d’explication (ou d’absence d’explication) d’autre part.
Un dernier point enfin me paraît devoir être souligné, qui concerne l’élaboration du modèle théorique mis en place par Melle Chih-Ying Chiang.
Toute théorie linguistique, et en particulier sémantique, repose généralement sur deux hypothèses : la première est que la langue est régie par un système de règles qui en déterminent le fonctionnement. La seconde est que si les données sont bien le résultat de l’application de ces règles, elles n’en sont que le résultat. En d’autres termes, la forme visible des données — ce qu’on appelle la structure de surface — n’est que l’aboutissement d’une série de règles à une structure de base, cette fois invisible, dénommée structure profonde. Tout le travail du linguiste consiste à imaginer une structure profonde et des règles dont le résultat visible sera la structure de surface des données. Illustrons cette démarche sur l’exemple fétiche de Melle Chih-Ying Chiang, à savoir à quai. Bien entendu, la tournure à quai évoque immédiatement sa parente au quai. Tout le problème est alors de caractériser les différences, en particulier sémantiques, que l’auteur fait ressortir entre les deux tournures. Les grammaires considèrent habituellement les tournures du type à quai comme archaïsantes, voire figées, en accord avec l’hypothèse que l’absence en surface d’un des déterminants classiques comme un / le / du renvoie à une étape antérieure du français où une telle absence était chose courante. Or au terme d’une série d’analyses à la fois syntaxiques et sémantiques, en particulier aspectuelles, Melle Chih-Ying Chiang montre qu’on peut attacher à ces structures de surface de type à Nlieu des propriétés régulières qui tiennent à la présence / absence de déterminant. Plus :l’opposition en terre / dans la terre qui combine la variation de préposition avec de nouveau l’absence / présence de déterminant montre que en terre partage ces mêmes propriétés. D’où l’idée de refléter ces phénomènes en structure cette fois profonde. On postulera que ces constructions à quai, à terre, en cave, en terre, etc. ont une structure profonde de type préposition Ø Nlieu où Ø désigne un article zéro caractérisable par des propriétés régulières. Ces propriétés sont en particulier relatives à la processivité et à l’aspectualité, et renvoient également aux savoirs communs qui structurent le lexique, à savoir les stéréotypes. Le retour vers les données empiriques montre alors que ces hypothèses ont un pouvoir explicatif supérieur aux hypotheses habituelles de structures archaïques et/ou figées, difficiles à défendre de toute façon face à la productivité des constructions à article zéro.
La démarche de Melle Chih-Ying Chiang, outre qu’elle conforte la validité de l’hypothèse d’un article zéro toujours présent et productif en français contemporain, me paraît illustrer de façon idéale le cheminement scientifique : examen des données, mise en évidence de certaines régularités empiriques, formulation d’hypothèses explicatives, retour vers les données pour tester ces hypothèses — et éventuellement les falsifier — et transformation finale des régularités empiriques cette fois en lois empiriques.